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Actualités, Reportage

Une journée de REV

09-09-2025

© Vélo Québec

Qui a dit qu’il fallait voyager loin pour vivre des aventures ? « C’est le voyage qui compte, pas la destination », affirmait le poète américain T.S. Eliot. Quoi de mieux pour vérifier ses dires qu’un voyage dans ma propre ville ?

C’est portée par cette philosophie que, par un après-midi froid de novembre, j’ai enfourché ma monture, un Litespeed gris doux qui me sert de moyen de transport au quotidien, et me suis dirigée vers la piste cyclable qui traverse l’île de Montréal du nord au sud, le Réseau express vélo, axe Berri–Lajeunesse–Saint-Denis (on l’appelle généralement REV Saint-Denis). Annoncé en 2019 et inauguré l’année suivante, le projet a fait couler beaucoup d’encre. Manifestations devant l’hôtel de ville, boycottage des commerçants opposés à la piste par les cyclistes, mises en demeure à la Ville : les débats ont jeté de l’huile sur l’éternelle chicane qui déchire les cyclistes et les automobilistes.

Mais, depuis que le dernier gallon de béton a été coulé, le ton des échanges est bien plus posé. Dans les médias, les articles louangeurs se multiplient. « Le REV Saint-Denis plus populaire que jamais », titrait La Presse en décembre 2023, révélant que « même chez les commerçants de l’artère, d’abord réfractaires, la piste cyclable fait de plus en plus d’adeptes ». Sans doute voient-ils les effets sur leur caisse enregistreuse du 1,5 million de passages à vélo comptabilisés l’an dernier.

Pour évaluer dans quelle mesure le REV avait changé la rue Saint-Denis, il fallait que je le constate de moi-même. Ayant grandi à Mont­réal, Saint-Denis est la rue où, adolescente, je déambulais pendant de longs après-midis, m’arrêtant ici pour acheter une affiche, là des bonbons, le reste du temps étant consacré au lèche-vitrine. Avec le temps, la rue m’était devenue inhospitalière, bordée qu’elle était par de plus en plus de commerces vides et étouffée par le bruit des moteurs d’automobiles circulant à toute vitesse sur les quatre voies de la rue.

J’avais déjà roulé sur le REV Saint-Denis, notamment lors de la balade d’inauguration organisée en novembre 2020 par divers commerçants de la rue. J’y étais repassée le 2 mai suivant, lorsque le collectif que j’ai cofondé, Vélo fantôme (devenu Souliers et vélos fantômes Québec), a retiré le vélo blanc que nous avions installé sous le pont de la rue des Carrières sept ans plus tôt en mémoire de Mathilde Blais, une orthophoniste de 33 ans décédée alors qu’elle se rendait au travail en Bixi. Tout occupée par ces événements, j’avais beau avoir roulé sur le REV, je ne m’y étais pas encore promenée. Temps de changer les choses.

 

LE VENT DANS LE DOS

Le ciel gris et le vent froid n’allaient pas m’arrêter en ce jour de novembre, mais il me fallait quand même une petite dose de courage : je méritais bien un café chaud. Justement, presque au début de mon trajet, je croise au coin de la rue Roy Le Club – Café cycliste, un café doublé d’une boutique de vêtements où l’on peut acheter le dernier maillot à la mode. Je savoure mon latte assise à une table, entourée de jeunes professionnels penchés sur leur écran, puis je me remets en route… pour m’arrêter une centaine de mètres plus loin chez Paperole, marchand de jolis papiers. Qu’est-ce qu’un voyage sans cartes postales ?

Je profite de la pause pour admirer un peu les nouvelles infrastructures. Bien sûr, les pistes unidirectionnelles qui bordent chaque côté de la rue me rendent particulièrement heureuse. Grâce à leur largeur d’au moins 1,8 m, elles laissent tout l’espace nécessaire pour doubler sans danger un cycliste plus lent. Mais je remarque aussi les passages destinés aux piétons. Quiconque a longé la rue Saint-Denis a pu constater que les pâtés de maisons sont très longs. Des traverses à mi-chemin m’auraient autrefois permis de zigzaguer sans risque d’un côté à l’autre. Celles qu’on voit désormais sont garnies de plantes et d’arbres, venant ajouter un peu de nature à cet environnement trop gris.

Allez, assez rêvassé ! Je remonte en selle et me dirige vers le nord, jetant un œil plein de désir en chemin vers La Binerie Mont-Royal, relocalisée depuis quelques années au 4167, Saint-Denis. Je pourrais prendre une soupe chaude ? Je pourrais aussi m’offrir un dessert à la pâtisserie Zébulon, à l’angle de Mont-Royal. L’été, j’aurais fait une pause au café Zab, au coin de Bellechasse, pour regarder les cyclistes passer. Je décide plutôt de rouler jusqu’à Jean-Talon et d’attraper une collation au Marché oriental St-Denis, une épicerie asiatique où je peux dénicher mon fruit favori – le durian – et refaire mes stocks de sauce hoisin. Après avoir croqué dans de délicieux beignets tout droit sortis du four, je reprends la route, vers le quartier où j’ai grandi : Ahuntsic.

LIBERTÉ

J’ai commencé à faire du vélo à 20 ans, sous l’influence de mon copain de l’époque. Je suis aussitôt tombée amoureuse de la liberté que l’engin m’offrait. Jour et nuit, je pouvais me déplacer, sans devoir me soucier des horaires d’autobus ou de l’heure de fermeture du métro. Je parcourais chaque jour la dizaine de kilomètres qui me séparait de l’Université McGill, où j’étudiais alors en littérature française – je faisais parfois l’aller-retour deux fois dans la journée ; 40 petits kilomètres qui tenaient mes mollets bien en forme.

À ce moment-là, le trajet le plus court passait par la rue Saint-Denis, où je roulais à l’étroit entre la rangée de véhicules stationnés et la voie de déplacement où me dépassaient des automobilistes qui manifestaient souvent leur mécontentement en me klaxonnant sans gêne. Malgré le stress généré par l’expérience, j’adorais mon vélo. Alors que je parcourais avidement ma ville grâce au système de transport en commun depuis mon plus jeune âge, c’est à bicyclette que j’ai vraiment appris à la connaître.

Mon expérience est semblable à celle de Jean Maisonneuve, qui, du haut de ses 94 ans, me raconte ses aventures cyclistes à travers la ville pendant que je suis attablée chez lui par un après-midi enneigé de janvier. Je le rencontre sur le conseil d’un ami, son voisin (et président-­directeur général de Vélo Québec), qui l’a souvent vu partir à l’aventure sur ses deux roues. Monsieur Maisonneuve a cessé de pédaler il y a cinq ans – il avait 89 ans. Il se souvient encore du bonheur qu’il avait à se balader avec son engin. Sans être sur son vélo aujourd’hui, il peut constater combien le plaisir est décuplé par l’arrivée de nouvelles infrastructures comme le REV Saint-Denis. « Plus ça va, plus c’est sécuritaire ! » lance celui qui a travaillé comme mécanicien automobile toute sa vie. Comme quoi on peut être à la fois cycliste et automobiliste.

Devant lui, son voisin de ruelle, Henri Marsolais, 15 ans, sourit timidement. Le jeune homme est lui aussi un cycliste aguerri. Mais tandis que son aîné décrit son amour des balades tranquilles qui lui permettent de bavarder avec toutes sortes de personnes sur la piste, Henri admet qu’il préfère rouler à toute vitesse, particulièrement lorsqu’il est en retard pour se rendre à l’école. « La piste est belle, elle est bien asphaltée, il y a des feux de circulation pour les vélos », énumère-t-il lorsque je lui demande ce qu’il aime du REV. « Et je croise des amis en route vers l’école. »

À nous trois, nous sommes représentatifs des types de cyclistes que les autorités municipales souhaitaient attirer sur cette nouvelle piste : un homme âgé à qui les balades à vélo ont permis de garder la forme et de prendre un peu d’air ; un adolescent pour qui le déplacement à vélo est presque banal – un bon augure pour ses choix de mobilité dans l’avenir ; et une jeune femme (moi) qui adore rouler été comme hiver – et qui continuera vraisemblablement, même si c’est avec un enfant accroché au porte-bagages arrière.
 

PLUS UN SEUL DÉCÈS

L’Espace des possibles est un lieu d’échanges qui offre différents services. © L’Espace des possibles

La place publique Station Youville est un lieu de vie estival. © Station Youville

Revenons à mes aventures. Le vent froid pousse désormais de légers flocons qui viennent s’écraser sur mes lunettes de protection. Mais pédaler m’est agréable dans ce quartier que je connais si bien. Je m’arrête un instant devant l’Espace des possibles, rue Lajeunesse, « un lieu d’échanges, d’apprentissages et d’implication pour un quartier plus solidaire et écologique », où se trouve notamment un atelier de vélo offrant des services de réparation et des formations. Plus loin, je remarque que la place publique Station Youville, sur la rue Louvain, a été démantelée pour l’hiver. J’arrive enfin au parc Ahuntsic, où j’ai passé de longs après-midis d’été à dévorer des romans empruntés à la bibliothèque municipale de l’autre côté de la rue. Le sol se couvre d’une fine couche de neige. Je continue de rouler sur le REV, qui mène jusqu’au bord de la rivière des Prairies… et à la fin de la piste.

Je tourne mon vélo dans l’autre sens et remonte le faux plat qui mène vers le sud de l’île. Le soleil est sur le point de se coucher et j’ai encore plusieurs arrêts à faire. L’un d’eux est au vélo blanc de Bernard Carignan, juste au sud de Jean-Talon – j’ai participé à l’installation en 2015. Puis au vélo blanc de Clément Bazin, installé en 2018. Bien que je ne fasse plus partie activement du collectif, il m’est difficile d’oublier ces décès et les cérémonies que j’ai organisées à cette époque. Je pense souvent à ces gens qui ont, à leur triste manière, contribué à ce que notre ville soit plus sécuritaire. Combien de vies seront épargnées grâce au REV et à ses 191 km de voies cyclables qui composent – et composeront – le réseau ?

Il est malheureusement trop tard lorsque j’arrive devant la boutique Lurlu Bellerue, un « atelier de vélo 4 saisons pour vélorutionniste » : c’est fermé. Il faudra que je repasse une autre fois. Temps de rentrer à la maison.

Qu’est-ce que je retiens de ce voyage dans ma ville ? Que j’ai croisé bien des boutiques et des lieux consacrés à la pratique cycliste – comme si la présence d’une piste encourageait ce genre d’endroits à fleurir. Que j’ai roulé avec plaisir, sans devoir prêter trop attention à ma sécurité, grâce à des aménagements qui le font pour moi. Que j’ai vu une rue complètement transformée qui me donne envie d’y retourner faire des emplettes. Qu’il est temps aussi de donner au REV un meilleur nom – comme celui de Robert Silverman, fondateur du Monde à bicyclette décédé en 2022.

Les cyclistes aiment souvent se plaindre qu’une infrastructure a été conçue par quelqu’un qui n’a jamais fait de vélo. Certains choix nous semblent absurdes : telle piste et telle intersection ont-elles réellement été pensées pour nous ?

Rouler sur le REV me fait sentir comprise, peut-être pour la première fois. « Build it and they will come » [Construisez-le, et ils viendront], promet le slogan. Je prédis à ce type d’infrastructure un bel avenir. Et, à celles et ceux qui décideront d’y partir en voyage, de très belles aventures.

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