Les coureurs de Pist6 sur leur vélo dernier cri sont présentés à la foule comme des gladiateurs.
Le Japon possède une solide tradition cycliste, mais elle est loin de ressembler à celle que nous connaissons. Voici en quelques sujets un aperçu du monde du vélo dans l’archipel nippon.
Lumières sur le keirin
Dans un stade immaculé, six rapides courses s’étirent sur trois heures. En dépit des milliers de sièges vides, les cris de l’animateur, les jeux de lumière et la troupe de jeunes danseuses font croire que nous assistons plutôt à un tournoi de lutte professionnelle.
Le keirin olympique est, depuis 2000, l’une des six épreuves cyclistes à se dérouler sur la piste du vélodrome. Six coureurs, penchés sur leur vélo à pignon fixe, accélèrent trois tours durant jusqu’à 50 km/h derrière un meneur de train – le plus souvent un vélo électrique. Pour les trois tours finaux – un total de 750 m –, les athlètes continuent d’accélérer jusqu’à dépasser les 70 km/h. Le chronomètre importe peu, l’objectif étant de franchir le premier la ligne d’arrivée.
Le keirin a été inventé en 1948 dans le Japon d’après-guerre et a été ouvert aux paris sportifs à l’occasion de la reconstruction du pays. Encore aujourd’hui, c’est l’un des quatre seuls sports – avec les courses de chevaux, de bateaux à moteur et de voitures – sur lesquels il est légal de parier de l’argent.
Au contraire du keirin olympique qui se court sur une piste de bois, l’anneau japonais est généralement constitué de 400 m bétonnés. Neuf coureurs colorés y jouent du mollet et presque du coude pour récolter les honneurs et les fabuleux prix. Ces derniers expliquent en partie qu’une seule médaille olympique (de bronze, en 2008) ait été remportée par un Japonais. Avec un premier prix de la finale annuelle qui atteint l’équivalent d’un million de dollars, il est beaucoup plus payant pour les athlètes de se concentrer sur les compétitions locales et nationales que de pédaler aux Olympiques.
Depuis ses débuts, le sport doit composer avec un problème de réputation. Les coureurs passent la période des compétitions enfermés dans des dortoirs, sans accès à la technologie et au monde extérieur, dans le but d’éviter le trucage des paris. L’industrie est évaluée à pas moins de 12 milliards de dollars, mais les vélodromes sont peu fréquentés. Pendant la pandémie, les courses se sont poursuivies sans public, et les joueurs se sont habitués à les regarder (et à parier) en ligne plutôt qu’en personne.
Mon amie Yukimi a acheté trois billets pour assister à une compétition de Pist6, la nouvelle discipline créée dans le but de raviver l’engouement pour le keirin. La course avait lieu dans le très récent Dôme Tipstar, à Chiba, une ville d’un million d’habitants en banlieue de Tokyo. Nous n’étions pas plus d’une trentaine à regarder le spectacle dans un vélodrome qui pouvait accueillir 2 000 personnes.

Les Pist Six Dancers font une courte chorégraphie avant chaque départ.
En plein après-midi, nous assistons à six successions des mêmes événements. Un bruyant animateur s’écrit d’abord en anglais « TAKE IT AWAY, PSD ! ! » afin d’introduire les Pist Six Dancers, qui nous divertissent d’une courte chorégraphie. Il présente ensuite les six cyclistes qui concourront. À l’instar d’un jeu vidéo, un pointage dans cinq catégories leur est attribué : vitesse, endurance, puissance, force mentale et technique. Une moyenne de ces qualités leur donne un score final qui aiguille les paris. Leur année de naissance est aussi indiquée et varie énormément d’un athlète à l’autre : l’un d’eux est né en 2001, son voisin de piste en 1976.
Contrairement au keirin traditionnel où tous les vélos sont identiques et construits à partir de matériaux et technologies qu’on dirait sortis des années 1960, les coureurs de Pist6 profitent des mêmes avancées que les olympiens. Poussant leur monture en carbone Argon 18, Look, Bridgestone ou BMC, ils pénètrent un par un dans le stade. Des explosions de lumière inondent leur entrée alors que l’animateur crie leur nom en étirant longuement les syllabes, comme lors d’un match de lutte. Chaque athlète salue une foule imaginaire puis s’incline bas en signe de respect avant de poser le pied sur la piste.
En inaugurant la Pist6, à mi-chemin entre le keirin japonais et le keirin olympique, Tipstar tente de mettre la main sur une partie des recettes du jeu. La danse, les lumières et la sonorisation sont pensées pour un public plus jeune, voire féminin. Les modes de pari électroniques sont facilités, prenant même l’apparence d’un jeu vidéo.
En ce qui nous concerne, nous avons eu droit à trois heures d’étonnants spectacles cyclistes pour moins de 10 $ par personne, et nous en sommes ressortis enchantés, avec l’envie d’y retourner. Pour nous, au moins, c’était un pari réussi.

Les mécanos des boutiques Blue Lug passent leur temps à monter des vélos de bikepacking sur mesure.
Le cyclotourisme léger à la japonaise
Les quelques boutiques Blue Lug sont emblématiques du bikepacking japonais, même si la quasi-totalité des produits de l’entreprise est importée des États-Unis. On trouve dans ces commerces de gros sacs de guidon en Cordura ciré, des pneus Panaracer aux gommes brunes, crème et bleu sarcelle, de même qu’un arc-en-ciel d’espaceurs de potence. À part de rares marques japonaises, les tablettes sont couvertes de produits de White Industries, King Cage, Swift Industries, Velo Orange – et des plafonds pendent de colorés cadres Surly, Crust et Affinity.

Shintaro Karaki s’occupe des livraisons internationales des boutiques Blue Lug.
« Les magasins se concentraient au début sur les vélos à pignon fixe », me raconte Shintaro Karaki, qui s’occupe des livraisons internationales. La technologie ayant remplacé les messagers à vélo, la mode des vélos à une vitesse a fait place à celle du bikepacking. « Nous montons sur mesure pratiquement tous nos vélos », poursuit l’employé. C’est vrai que, d’importantes taxes d’importation étant perçues sur les vélos complets, aussi bien monter les vélos localement en choisissant des composantes de meilleure qualité.
Au pays où se conformer aux règles est presque un devoir constitutionnel, l’adoption des marques états-uniennes est une manière de penser, celle où le vélo est un agent de liberté. Par des couleurs criardes, des tissus différents et des prix à faire pleurer le portefeuille, les Japonais achètent l’unicité, un accessoire à la fois.

Les produits Louis Garneau sont japonisés pour être acceptés au Japon.
Les aventures de Luigano au Japon
La marque canadienne Louis Garneau surprend par sa forte présence dans l’empire du Soleil levant. C’est le propriétaire éponyme lui-même qui répond à ma demande d’explications après que je lui ai écrit pour discuter de ses boutiques concept sur les grandes artères des métropoles nippones. « Notre présence là-bas est une drôle d’histoire ! » s’enthousiasme Louis Garneau dès les premières secondes de notre conversation téléphonique. Nombreux dans les rues, les vélos Garneau étonnent par leur style plutôt japonais. Certains ont le cadre massif rappelant celui de vélos en libre-service, d’autres sont pliants et équipés de roues de petit diamètre.
« Les compagnies qui s’établissent ici doivent japoniser leurs produits pour être acceptées », m’ont affirmé plusieurs Japonais. « C’est ce que nous avons fait, me confirme Louis Garneau. Non seulement nos vélos nippons sont plus urbains, mais leur géométrie est aussi différente, notamment en raison des jambes plus courtes des Japonais. »
L’aventure asiatique a débuté au commencement des années 2000 lorsqu’un distributeur japonais s’est intéressé à l’importation de produits Louis Garneau (prononcez Luigano). « Il trouvait que ça sonnait comme Louis Vuitton, rigole Louis Garneau. Notre marque est vue là-bas comme celle d’un designer de luxe. »

Les mamachari font partie du paysage dans les villes japonaises.
L’omniprésence des mamachari
La vaste majorité des vélos au Japon sont des mamachari (ママチャ), un mot qui se traduit par « vélo de maman » ou « vélo familial ». Dotés de cadres simples, robustes et sans barre horizontale afin de faciliter les déplacements urbains, ces vélos sont souvent munis d’un panier ou d’une plateforme pour les courses et d’un siège pour enfant, voire deux, de même que d’une sonnette, d’éclairage, d’une énorme béquille qui soulève tout le derrière du vélo ainsi que d’un cadenas intégré qui bloque la roue arrière. Ils se vendent à peine 200 $ dans les magasins à grande surface, alors que les modèles plus luxueux se trouvent dans les boutiques spécialisées.
Parce que presque toutes les familles possèdent au moins un mamachari peu onéreux et que le vol est virtuellement inexistant au pays, les vélos en libre-service sont moins répandus dans les villes japonaises qu’ailleurs dans le monde.
Ce reportage a été rendu possible grâce au soutien financier et administratif du Tokyo Convention & Visitors Bureau (TCVB).
Photos : Jonathan B. Roy
