Dans le sous-sol de l’Hôtel Delta de Québec, Flavio, le mécano de la UAE s’affairait à préparer le vélo de Tadej Pogačar et ceux de ses coéquipiers dans la lumière orangée de l’éclairage au sodium du stationnement sous-terrain.
« As-tu une minute, Tadej? » Ou deux…
Le frêle Slovène de 25 ans a interrompu sa conversation avec son agent de presse, Luke, qui paraissait franchement débordé par les demandes et que nous avons poliment contourné afin de réussir à parler en privé au triple couronné du Tour, champion du Giro, de la moitié des monuments et qui allait remporter son second Grand Prix de Montréal trois jours plus tard.
« Ben oui, bien sûr. »
Deux choses m’intéressaient particulièrement. Ce qu’il souhaite ajouter à son palmarès, d’abord. Milan-San Remo avant Paris-Roubaix?
« Les deux, et les mondiaux », a-t-il laissé tomber en souriant de toutes ses dents.
Une dentition de sympathique cannibale. Un sourire d’enfant carnassier. Celui qui veut tout, tout, tout gagner. Un sourire de GOAT (Greatest of all time) comme on le surnomme déjà.
Son palmarès est une salle des trophées. Lombardie, Paris-Nice, Tirreno, Liège-Bastogne-Liège, UAE Tour, Catalunya, Strade Bianche, Flandres. Il a déjà presque tout gagné, souvent plus d’une fois. Parfois trois. Sur le Tour, il cumule 17 étapes. Des victoires qui pèsent bien plus lourd que les 35 sprints de Cavendish.
La plupart des champions de sa trempe s’attirent rapidement le courroux des amateurs. Sorte de contrecoup auquel on s’attendrait en réponse à la domination qu’il étale sur presque tous les terrains. Sauf peut-être au Tour, où Vingegaard s’est amusé à ses dépens à deux reprises. Mais personne n’excelle sur autant de terrains ni n’ose compromettre ses performances au Tour de France en allant s’épivarder aux classiques, ou au Giro. Tadej évolue dans un monde à part. Son effort parait chaque fois parfaitement calculé. Presque indolore.
Il semble, en plus, surfer sur la critique. Imperméable. Tellement aérodynamique qu’il fend le vent des haters. Est-il simplement trop cool, l’air trop détaché, pour qu’on puisse vraiment le détester?
« T’en fais, y’a du monde qui me déteste, rigole-t-il. Mais je pense que le fait que j’essaie de ne pas trop me prendre au sérieux m’aide un peu, oui. »
Même lorsqu’il les anéantit, les compétiteurs de Pogi semblent contents pour lui et font un détour pour le féliciter après ses victoires. Il le leur rend bien. Sur Grande-Allée, plutôt que de mariner dans les noires pensées de la défaite, le Slovène est venu féliciter Michael Matthews le vainqueur du Grand-Prix de Québec, dans une étreinte qui n’avait rien d’artificiel.
Le surlendemain, il viendrait taper dans la mitte de Matthews (qui avait abandonné) aux abords du parcours avant de franchir la ligne seul, loin devant, après presque deux tours d’échappée en solitaire sur le parcours de Montréal.
Les commentateurs s’interrogent sur les effets de telles victoires. Si elles gâchent le sport. Si elles rendent le spectacle trop prévisible. Mais Pogi a perdu à Québec. Sans doute victime, comme il le disait, d’une mauvaise lecture du déroulement de la course.
Le lendemain, tel Frontenac cerné par les assaillants, il répondait par la bouche de ses canons.
Pogi ne perd pas souvent. Mais parfois oui. C’est ce qui rend sa domination digeste. Ça, et surtout son sourire, sa bonhomie, son accessibilité.
Aucune autre espèce de carnassier ne parvient à être aussi aimable.