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Le blogue de David Desjardins

Pour Foglia, de toute éternité

30-07-2025

Étape 12 – Auch / Hautacam (180,6 km) – Tadej POGACAR (UAE TEAM EMIRATES XRG)

J’écris ce texte à la mémoire de Pierre Foglia. C’est lui qui m’a appris à aimer le vélo de route et ses mots. Sans lui, je n’aurais probablement jamais roulé comme je le fais, jamais écrit un texte comme celui qui suit. Ni d’ailleurs les centaines de chroniques de société que j’ai commises au Voir, au Devoir et à L’actualité, de 2000 à aujourd’hui. Foglia nous a donné la permission d’écrire autrement. Et en même temps, il a mis la barre si haut qu’on savait que personne ne la franchirait. On ne pouvait qu’essayer, et échouer. Comme c’est écrit sur la pierre tombale de Bukowski, une de ses idoles littéraires: Don’t try. 

17 juillet 2025. Même l’air frais de la haute montagne est remis à sa place par les grandes chaleurs qui accablent la France. En attendant les coureurs, lors de cette 12e étape du Tour, on cuisait au sommet du col du Soulor on se posant tout un tas de questions. Par exemple? Assisterait-on à une première vraie explication entre Pogačar et Vingegaard dans les montagnes, au cœur des Pyrénées, ou se serait-on contenté de venir ici regarder le bitume ramollir sous l’effet de la chaleur?

Je suis arrivé tandis que les premiers véhicules de la caravane publicitaire basculaient sous la bannière des points pour le maillot à pois, qui indique la fin de la montée. Le peloton ne serait pas là avant une bonne heure. Je me cherchais de l’ombre.

Je venais de rouler 75km, depuis Lourdes, sous le soleil exactement. La grimpe de l’Aubisque dans un 30 degrés dopé à l’humidex (17km et 1200m de dénivelé) m’avait lessivé. Puis il fallait ensuite descendre un peu, après m’être ravitaillé au café du sommet (un pops glacé au chocolat, un Coke, une bouteille d’eau minérale glissée dans mon maillot pour boire en attendant la course, plus un Redbull), et encore grimper deux petits kilomètres pour rejoindre le Soulor.

Arrivé là, c’était blindé de monde. Surtout des cyclistes. Je me cherchais un endroit pour déposer ma Ferrari mon vélo où je l’aurais à l’œil, mais comme je le disais plus haut, je me cherchais surtout de l’ombre. C’est un peu rare, au sommet des montagnes.

J’ai demandé à un monsieur s’il voulait bien me faire une place, assis qu’il était sous l’un de ces petits toits pentus qui recouvre les panneaux où l’on affiche les cartes des environs. Un âne était attaché à un poteau à côté. J’ignore à qui il appartenait. On s’est présenté. Lui, Joseph. 76 ans. Veuf. Deux filles. Venu de Normandie pour suivre le Tour. Moi, David, 50 ans, venu du Québec, pour rouler et voir le Tour.

« Du Québec?! Ça fait loin! ». Chaque fois que je suis en France, on me répète ça, tous les jours. Les Français ont ce drôle de rapport aux distances. Je leur dis que je vais conduire de Toulouse à Lourdes, soit 2 heures de magnifique autoroute à 130km/h, et c’est comme si je leur annonçais que je vais monter les marches du Sacré-Cœur à genou. Sur du verre pilé. Alors faire 7h d’avion et un peu d’auto pour venir faire du vélo, ça les scie. Coudon.

Je filmais un peu la caravane, avec toute l’ironie qui accable ma génération : j’ai un profond malaise devant ce spectacle d’un kitsch consommé, célébration de ce que la pub a de plus minable (et je travaille en pub, tsé). Chars d’une laideur incroyable, gaspillage insensé d’objets promotionnels, slogans débiles, et du bruit, du bruit comme ça se peut pas.

Parenthèse: tous les jours, pour celles et ceux qui l’ignore, cette caravane précède les coureurs sur le parcours du jour. Ce sont des voitures et autres véhicules maquillés aux couleurs de marques en tous genres : Krys, Cochonou, Total Énergies, Century 21, Le Parc Astérix, Orangina, etc. On avait sondé les spectateurs, il y a une dizaine d’années, et la moitié disait qu’ils venaient au Tour surtout pour ça, la caravane. Et les cossins gratuits qu’on y garoche à la foule. Ce n’est pas une débilité exclusivement française, loin s’en faut. Allez voir du baseball ou du hockey, ici. Les gens virent fous du moment qu’on garoche des t-shirts ou qu’on fait tirer une pizza. À côté de ça, la clameur pour un coup de circuit ressemble à une rumeur.

Et en même temps, ce cirque ridicule m’amuse. Alors que ça devrait me révolter. Faut croire que mon indignation suit le parcours inverse de mes mollets : à mesure que les seconds durcissent, l’autre ramollit.

Ça n’a pas que des désavantages. Par exemple, je juge les gens un peu moins vite qu’avant.

On avait vite fait le tour de la chose cycliste, Joseph et moi. Il restait pas mal de temps à tuer. Je me suis mis à lui parler de la France, que je trouve si belle et tout le temps un peu triste.

« Vous avez un pays magnifique, une histoire fabuleuse, une gastronomie incomparable, mais tout le monde est tout le temps fâché et déprimé, il me semble… »

« C’est parce que c’est en train de changer, on nous enlève notre culture, bientôt, le cochon, par exemple, on n’aura plus le droit d’en manger. Vous savez, avec tous ces immigrants du Maghreb… »

J’aurais pu le détester instantanément, choisir de me dire « sale raciste » et ficher le camp. Mais quelque chose m’a retenu. Sa gentillesse, sa tristesse.

Visiblement, me suis-je dit, la propagande sur les théories de remplacement fait son bout de chemin dans les esprits chagrins.

Mais bon, l’ancien-moi se serait trouver autre chose à faire, un autre coin d’ombre. J’ai décidé de lui dire simplement : « Je ne peux pas vraiment répondre à ça, je ne vis pas ici, mais par contre, j’ai comme l’impression que les véganes et les écolos vont avoir raison de vos charcuteries avant les Musulmans. Sinon les médecins. C’est pas très bon pour la santé, ces trucs-là.»

Comme par magie, les voitures Cochonou passaient devant nous, dans la caravane. J’ai rien compris à ce qui sortait des enceintes, sinon le nom de la compagnie de saucissons au bout d’un slogan qui se perdait dans la musique et la distorsion. Joseph a bien ri : une de ses filles est végé, sa petite-fille est revenue d’un séjour de quelques mois à New York farouchement végane. Too bad pour le saucisson, dont je lui ai dit que, moi non plus, je n’en mange plus vraiment. Faut choisir ses poisons, j’ai renoncé à celui-là. Tout d’un coup, l’ennemi de ses habitudes changeait de face et de motif. « C’est pas con », m’a-t-il dit.

Les temps changent, savez. Il a opiné, tristement résigné. Je lui ai demandé ce qu’il faisait là, à traverser le pays pour suivre le Tour en solo. Il m’a parlé du cancer de sa femme, de sa mort il y a quelques années, de son déménagement dans une petite maison où il s’ennuie. « On voyageait beaucoup ensemble, ma femme et moi. On allait à la montagne. Là, je suis seul, et je viens ici tout seul comme un con. » Il s’est mis à pleurer doucement et je me suis un peu étranglé dans ma réponse : je suis désolé, vraiment, Joseph.

Puis les coureurs sont arrivés. On a dit du mal d’Alaphilippe « qui n’a plus ce qu’il faut ». On a dit du mal des coureurs français en général « qui font n’importe quoi quand ils sont dans des équipes françaises ». On a vu Mike Woods arriver le premier au sommet. Ça avait déjà explosé, ça arrivait par petites grappes. On s’est dit que Vauquelin serait bien mieux servi chez Ineos que chez Arkea qui manque de tout. Joseph m’a demandé si j’étais pas un peu Français pour dire autant de mal des cyclistes de chez lui. On a éclaté de rire tous les deux. En attendant le grupetto, il m’a demandé s’il pouvait me prendre en photo, pour envoyer à ses filles et leur parler du Québécois qui lui avait tenu compagnie.

Tout s’est terminé un peu vite, comme un feu d’artifice qui aurait pris l’eau à mi-parcours et renvoyé tout le monde à la maison, un peu déçu. On s’est dit au revoir. Il m’a remercié pour la conversation, j’ai fait pareil. Et me dirigeant vers un gendarme pour savoir à quelle heure ils rouvriraient le col pour les cyclistes, j’ai maudit intérieurement les manipulateurs médiatiques. Ceux qui se saisissent de la détresse de tous les Joseph et l’instrumentalisent. Ceux qui manipulent leur incompréhension d’enjeux complexes et lui composent un visage qu’on peut rendre responsable de tous les malheurs imaginables. Un visage qui est celui de l’étranger, comme de toute éternité.

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