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Le blogue de David Desjardins

Chacun sa légende

14-02-2022

© Angel Santos – Unsplash

La mythologie du vélo est une affaire de souffrance. Douleur christique de cyclistes professionnels ou amateurs, crucifiés sur le Golgotha de leur ego.

Cette douleur est la source où l’on puise les légendes, personnelles ou universelles. La fibre à partir de laquelle on tisse les récits de nos exploits. Bernard Hinault en solitaire, dans la neige, sur un Liège-Bastogne-Liège homérique, ou vous, ou moi, en quête de gloire anonyme, au terme d’une épreuve amicale ou d’une sortie de « plaisance » par temps inclément : le combat est le même. Celui qu’on mène contre soi. Contre la petite voix qui nous dit toujours d’abandonner lorsque le corps n’en peut plus. La « force du mental » contre le réflexe de survie biologique. C’est une victoire de la volonté sur la douleur qu’on racontera à l’envi, faisant presque regretter le confinement à nos convives qui n’en pourront plus de subir le radotage de nos épiques récits lors des soupers d’amis. Ce n’est pas leur faute. Ils ne peuvent pas comprendre.

J’ai relu pour une énième fois The Rider, de Tim Krabbé (malheureusement inexistant en traduction française). L’auteur néerlandais commence son autobiographique récit de coureur amateur tandis qu’il extirpe du coffre de sa voiture son vélo et son matos de course avant d’entreprendre le Tour du mont Aigoual, dans les Cévennes. Il observe les gens qui le regardent faire : « Des locaux, des touristes. Des non-coureurs cyclistes. Le vide de leurs existences me choque. » Il y a de l’humour ici. Après tout, au paragraphe suivant, l’auteur dit aussi qu’on distingue les bons des mauvais coureurs à leur visage… à condition de les connaître. Mais il y a aussi une part de vérité, dans ce qu’il affirme, sur cette impression qu’il mène une vie en marge de celle des non-cyclistes. Parce qu’il convoque à répétition cette douleur qui s’apparente à « une manif dont les participants auraient oublié d’écrire sur leurs pancartes ». Quelque chose d’absurde, qui n’a aucun sens de l’extérieur, et qui pourtant en insuffle à sa vie.

Tout cycliste finira par devoir affronter les éléments. Averse torrentielle, pluie de grêle, chute de température soudaine, canicule écrasante. C’est là qu’il s’inscrira dans la légende. Je me souviens d’une sortie à Gérone. Après 100 bornes par temps magnifique, un orage inattendu, avec 70 km à faire… juste avant une descente de 30 km où nous nous sommes mis à faire des crevaisons à répétition. Transis, réfugiés dans une usine de moulée pour les poules, devant renvoyer à la maison un des nôtres par taxi, parce qu’en crise d’hypothermie, nous sommes finalement rentrés par un chemin fabuleux dans la ville alors que le soleil perçait pour faire éclater les rayons en mille reflets argentés sur les pavés.

J’ai des histoires comme celle-là par dizaines. Sans doute que vous aussi. Elles n’ont pas besoin d’être exotiques. Elles témoignent seulement d’une mise en danger dans un monde obsédé par la facilité, la stabilité, le tout-inclus. Qu’il se rende au travail à deux roues ou qu’il s’égare des routes de terre au milieu de nulle part, le cycliste s’inscrit en marge du monde parce qu’il accepte qu’il pourrait subir les éléments, souffrir dans l’effort et mettre son confort en péril. Pour le plaisir. Celui, bien simple, de rouler. Mais aussi de fabriquer sa propre légende et d’altérer ainsi son identité. Autour d’une table, autour d’une bière, autour du feu, il partagera des récits que les non-cyclistes ne pourront pas comprendre. Mais ils jalouseront un peu le secret que vous possédez. Celui d’une vie riche, parce que ponctuée d’épreuves qui la rendent exaltante.

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