Il y a au coin du rang St-Antoine une magnifique grange antique et on dirait que c’est la première fois que je la remarque.
Je passe pourtant ici au moins 50 fois par an, depuis 3 ans.
Sur la route, je m’en rends compte à ce moment comme lors d’autres épisodes de lucidité auparavant, je passe beaucoup de temps dans mon corps et ma tête. À l’entraînement, je gère le millier de données physionomiques de tout ce que je ressens en plus de gérer les les données des outils de mesure à ma disposition pour quantifier ce qu’il en résulte. Sinon, je me perds souvent dans mes pensées, à réfléchir au boulot, à la maison, à la vie.
Heureusement, il y a des moments où j’intègre le paysage, comme celui-ci. J’entre dedans pour enfin le voir et l’aimer. Je suis nulle part. Je suis ici.
C’est un matin de ce printemps qui ne cesse d’avorter de lui-même. Le vent est tombé. Le ciel est gris acier, le plafond bas. L’odeur obsédante d’un feu de bois s’étend à des kilomètres et les sons voyagent loin, mais comme sur du coton.
Je suis sorti sans objectif clair, sinon de prendre mon temps. C’est peut-être le plus grand luxe que je m’accorde, dans cette vie où chaque jour semble se compresser et où chaque tombée (deadline) prend l’air d’un revolver qu’on vous colle sur la tempe.
Mes sorties à vélo se glissent dans les espaces qui restent et l’énergie de faire autre chose que de rouler et travailler a paru me quitter dans les derniers mois. J’ai très peu lu. Peu écrit. Je m’effondre devant la télé, le soir, en laissant mon esprit dériver sur les scénarios pas toujours géniaux de séries télé que l’on semble produire avec la ferveur industrieuse d’une civilisation qui s’étourdit plus encore dans l’abondance du choix que dans le divertissement que cela lui procure.
Bref. Me voici présent à moi-même et au monde comme cela se produit trop rarement. L’émerveillement devant ce qui constitue mon coin de pays n’en est que plus grand encore.
Deux douzaines de vaches paissent juste au bord de la route, dans un petit pré ceinturé d’arbres et de fils électrifiés. À l’écurie Bella, les chevaux sont de sortie en grande pompe. Je n’y connais rien aux équidés. Je crois reconnaître un percheron ou quelque cheval costaud du genre qui sort du lot à travers cet aréopage de distingués palefrois. Plus tard, deux de leurs semblables m’attendent à St-Tite, un peu avant de traverser la 138. Ils me suivront du regard avec leur habituel mélange de curiosité et de nonchalance.
Un peu avant la Rivière Ste-Anne, je découvre la nature du feu qui embaume l’air presque jusque dans le centre du village de St-Ferréol. Un simple brasier de branches dont le panache, dense, s’élève dans le ciel comme la fumée d’une usine pour ensuite se fondre dans la voûte nuageuse.
Il règne une tranquillité d’église dans le monde à cet instant précis. Tout semble soudainement porté par une magie qui n’est rien d’autre que la capacité à s’installer dans le temps plutôt que de le subir.
Le léger crachin qui mouille mes lunettes, le chuintement des pneus sur l’asphalte, le son étouffé du moteur d’un tracteur. La rareté des voitures ajoute au sentiment d’irréalité qui m’habite.
C’est un dimanche ordinaire de mai. Ma sortie n’aura rien de bien particulier, sinon que je m’appliquer à fournir un effort ridiculement faible. Il s’agira pourtant de l’une de celles qui restera gravée dans ma mémoire, cette année. Je me souviendrai du temps arrêté, de la beauté des montagnes dans la brume du matin, des champs, et même des horreurs à ciel ouvert des garages et autres terrains vagues jonchés de voitures, d’électroménagers ou de cadavres d’objets qui semblent avoir été laissés là sans ordre logique.
Tout en haut de côte du vieux séminaire, je remarque une autre grange. Son entrée est sertie de bardeaux semblables à ceux de la maison toute neuve de mon voisin d’en face et je devine qu’il s’agit là d’un clin d’œil de l’architecte à une tradition locale.
Le cap et les îles -qui semblent flotter sur le St-Laurent- sont baignés par un rayon de soleil qui refuse de compléter sa traversée du fleuve. Ce n’est pas plus mal. La grisaille a quelque chose à voir avec l’impression que le temps s’est figé. Le silence continue de faire son œuvre et je descends vers St-Joachim dans l’espoir de voir quelques oies et de continuer de me perdre dans le paysage.