
Geneviève Healey
Notre collaboratrice Geneviève Healey est une habituée des épreuves d’ultracyclisme, et ce, partout dans le monde. Au cours de sa dernière épreuve, elle a vécu un moment traumatisant qu’elle a bien voulu nous raconter.
Il y a quelques semaines, j’ai participé à la Desertus Bikus, une épreuve d’ultracyclisme de 1400 km, en autonomie complète. L’organisation impose des points de contrôle à franchir, mais le reste de l’itinéraire est libre, pourvu que les participants relient le départ et l’arrivée en moins de 7 jours. Nous partions de Hasparren, en France pour arriver à Almuñécar, en Espagne. Aussi dire qu’on a traversé l’Espagne en formule express ! J’ai complété l’événement en 5 jours et 20 heures, bien que j’aie failli ne jamais atteindre l’arrivée à cause d’une agression survenue en cours de route. Lors du quatrième jour en selle, un automobiliste m’a foncé dessus avant de s’enfuir.
J’ai donc choisi de m’ouvrir sur le sujet aujourd’hui, pour trois raisons : en guise de soutien pour celles et ceux qui auraient vécu une situation similaire, pour sensibiliser les personnes qui ressentent de l’agressivité envers les piétons ou les cyclistes et, enfin, pour moi, pour l’effet salutaire de nommer ce qui s’est passé et de ne pas le banaliser.
Quand j’ai pris la décision de participer à la Desertus Bikus cette année, il y avait maintes motivations, dont l’envie de progresser dans ma pratique de l’ultracyclisme et de faire partie de l’événement qui affichait le plus haut taux de participation féminine ; près de 40 %, du jamais vu ! Mais il y avait aussi la curiosité d’aller vivre la culture cycliste espagnole qu’on m’avait longtemps vantée, et j’imaginais l’Espagne comme le pays le plus sûr pour rouler, où on se sentait le plus en sécurité.
La frontière entre la France et l’Espagne était derrière nous et le changement était perceptible : asphalte lisse, infrastructures cyclistes plus développées, automobilistes prenant leur temps pour doubler et laissant beaucoup d’espace. Rapidement, j’ai ressenti ce sentiment de sécurité qu’on m’avait si souvent décrit et j’étais vraiment impressionnée. Au fur et à mesure que les kilomètres s’accumulaient au compteur, ce sentiment se consolidait, jusqu’au jour 4 de l’événement où tout a basculé. Ce qui s’annonçait pour être une magnifique journée, la pluie et le froid étant finalement derrière moi, s’est soudainement assombri.
J’entrais dans un secteur prisé par les cyclistes (si je me fie aux pancartes visibles ce jour-là et aux résultats de mes recherches sur le web après-coup), avec une belle descente qui laisse découvrir à la dernière minute une ouverture sur un ponceau limité à un seul véhicule automobile à la fois. Ne sachant pas qui avait la priorité, j’ai fait la même chose que les autres fois : j’ai attendu que le véhicule engagé à sens inverse passe. Profitant du récent élan et d’un peu de pratique, je n’ai pas besoin de poser le pied et je suis demeurée en équilibre, immobilisée quelques instants, en attendant de pouvoir avancer à nouveau.
Ensuite, tout se passe très vite. Le véhicule sort du ponceau et recommence à coller la droite, je peux donc m’engager à mon tour. Au moment où je recommence à pousser sur les pédales, le véhicule change brusquement de direction pour se braquer vers moi, accélérer et me foncer dessus. Sur le coup, mon cerveau tente de rationaliser la chose ; il est inconcevable pour moi de penser qu’on pourrait volontairement bifurquer et foncer sur un être humain. Surtout quand on pense aux déséquilibres entre les rapports de force : une carcasse métallique de deux tonnes versus un kit en lycra sur un vélo, acculé au bord d’un fossé, de surcroît.
Mais ce que je suis incapable de concevoir arrive pourtant : dans un impact qui me donne encore froid dans le dos, le miroir gauche du véhicule me frappe sur le poignet, puis la cuisse gauche. Je sens mon vélo et mon corps vaciller, puis en une fraction de seconde, mon regard se tourne vers la droite et analyse le fossé. Une pente sablonneuse avec du gros gravier, un imposant arbuste brandissant ses longues épines et un modeste caniveau au fond duquel je n’ai pas envie d’aller me fracasser. Le vacarme des chocs sur mon poignet et ma cuisse surprend, probablement encore plus le conducteur que moi-même. Ce qui ressemblait au bruit d’une détonation s’explique par la rencontre forcée entre le miroir et ma montre, puis… la boîte de sardines dans la poche de mon cuissard.
M’expliquant difficilement pourquoi je suis encore en équilibre sur mes deux roues et non affalée au fond du fossé, je me dis rationnellement que je devrai remplacer ma belle montre Garmin et mes vêtements de vélo, mais que ce n’est que du matériel et que ce n’est pas si grave. Je bouge mon bras, puis ma hanche. Hormis quelques engourdissements, tout semble encore à sa place. Je cherche des explications rationnelles, mais pas de soleil qui aurait pu aveugler, ni d’écueil à éviter et le bitume est immaculé depuis plusieurs kilomètres, surtout dans ce secteur. Je me rends à l’évidence : on m’a délibérément foncé dessus et je n’ose imaginer quelle était l’intention exacte derrière ce geste d’une si grande violence. Sur le coup, j’ai eu honte. Je me suis demandé pourquoi moi ? Je me suis remise en question. Je me suis demandé si j’avais été dans le tort. (Et on va se le dire, même si j’avais été en tort : on ne fonce pas en voiture sur un humain vulnérable !). Puis, j’en suis arrivée à la triste et sordide conclusion que le matin du 22 avril 2025, j’ai été victime d’une agression. J’ai beaucoup hésité avant de prendre la parole sur cet incident, ne voulant pas faire ombrage à l’événement auquel je venais de participer ou aux courses d’ultracyclisme en autonomie. Après avoir réfléchi, j’ai compris que cela n’avait aucun lien avec l’organisation, mais que c’était plutôt un triste concours de circonstances.
À toi qui m’as foncé dessus, outre le fait que je n’ai aucun remord si ton miroir est en mille miettes, ce que tu as fait est criminel et porte plusieurs noms : délit de fuite, voie de fait et je n’ose pas aller plus loin. J’aimerais t’expliquer qu’en agissant de la sorte, en me frappant délibérément, ce n’est pas seulement moi que tu as agressée. Symboliquement, ce sont toutes ces femmes à vélo, tous ces cyclistes, tous ces humains vulnérables sur les routes qui luttent pour un partage courtois et respectueux de la route entre tous les usagers. C’est peut-être ta fille, ta sœur ou ta mère. À celles et ceux qui auraient envie de me dire que ça fait partie des risques de l’ultracyclisme en autonomie : j’accepte les risques d’accident, les cols, la solitude et les intempéries, mais pas la haine gratuite. Non, personne n’est parfait et des erreurs ou des distractions, ça arrive à tout le monde, mais foncer délibérément sur un être humain, c’est un choix. Et ce choix, j’aimerais qu’il ne soit plus une option, il ne DOIT PLUS faire partie des actions envisagées par qui que ce soit. Si vous ressentez de l’agressivité au volant (ou au guidon), allez chercher de l’aide SVP et brisons le cycle de la violence entre nous.
Quant à moi, une fois cette frousse passée, j’ai transformé cette peur en force, car ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts, n’est-ce pas ? J’ai terminé les 600 km restants à mon événement et je me remets tranquillement des blessures aux côtes et au plexus que l’incident m’a infligées. Je me ferai un devoir de continuer à être une ambassadrice du partage respectueux de la route entre toutes et tous. Bon été, soyez prudents !