L’été dernier, un groupe de jeunes algonquins a pédalé 1625 km à travers des communautés anishinabeg du Québec et de l’Ontario. Pendant cinq semaines, les cyclistes ont réussi à surmonter leurs douleurs physiques et mentales et sont devenus les héros de leur communauté.
Janvier dernier. J’enfourche mon vélo hybride chaussé de pneus à clous et me dirige vers l’école secondaire Le Transit, à Val-d’Or. C’est là, à 86 km de sa communauté, que Jorden Dumont, 12 ans, fait sa première année de secondaire. Il est l’un de ces fameux cyclistes de Kitcisakik.
«Moi aussi, je fais du vélo l’hiver, me dit d’emblée l’adolescent costaud.
— Ah oui? Dans ta communauté?
— Oui. À Noël, j’ai reçu un bécyk avec des grosses roues parce que j’ai fait le voyage.»
Et quel voyage ! Le 3 juillet 2019, une vingtaine de cyclistes sont partis de Kitcisakik, une communauté autochtone située dans la réserve faunique La Vérendrye. Chaque jour, les jeunes âgés de 7 à 16 ans, accompagnés de quelques adultes, parcouraient entre 50 et 100 km. Le soir venu, le groupe campait où il le pouvait et repartait le lendemain. Une distance honnête pour un cycliste habitué, mais elle était colossale pour ces enfants et ados qui n’étaient aucunement entraînés. D’ailleurs, seuls neuf participants, dont Jorden, sont allés au bout de l’expérience.
«Ce que j’ai trouvé le plus difficile, c’est les côtes», grimace Jorden. Pourtant, le jeune Algonquin a vu pire. Il a même eu une réaction à l’herbe à puce. «À un moment donné, j’avais vraiment mal à un pied. Il était tout enflé. J’ai enduré ça deux ou trois jours. Aussi, je suis tombé dans les pommes une fois, parce qu’il faisait trop chaud», ajoute-t-il.
Une foule de beaux souvenirs meublent également la mémoire de Jorden lorsqu’il pense à son périple: le camping, les baignades, l’accueil chaleureux des autres communautés et même une promenade à dos de cheval offerte par une dame croisée sur leur route font partie de ses meilleurs moments. «J’aime la nature. Mon endroit préféré a été le lac Roland [dans la réserve faunique La Vérendrye], où nous avons campé», confie-t-il.
Égalités des chances
Tristement, Kitcisakik est le plus souvent reconnue pour être une de ces communautés qui vit toujours sans eau courante ni électricité alors qu’elle est située tout près d’un barrage hydroélectrique. Nombre de ses membres vivent dans l’isolement et dans une grande précarité. Cette situation pousse beaucoup de jeunes à la consommation de drogue et d’alcool.
La communauté travaille donc d’arrachepied afin de redonner un élan d’espoir à sa jeunesse. L’an dernier, après avoir reçu environ 25 000 $ du gouvernement fédéral en vertu du principe de Jordan (voir explication ci-dessus), Kitcisakik a fait l’acquisition d’une flotte de vélos dans le but d’inciter les jeunes à bouger.
L’instigatrice du projet, Évelyne Papatie, y a vu l’occasion de faire vivre aux siens une expérience de dépassement. «J’ai initié 17 jeunes, raconte-t-elle fièrement. Parmi eux, certains ont vécu beaucoup de violence, de l’intimidation, des agressions… Moi, je voulais leur montrer d’autres côtés de la vie.»
Évelyne Papatie sait de quoi elle parle. Il y a dix ans, avec trois autres jeunes adultes de Kitcisakik, elle a traversé le Canada à vélo. Alors qu’elle n’était jamais sortie de la province de sa vie, elle s’est rendue dans des dizaines de communautés autochtones du pays. Elle est restée marquée par cet accomplissement: «Je voulais savoir s’il y avait d’autres communautés autochtones qui, comme nous, vivaient sans eau ni électricité. Je n’en ai pas trouvé.»
Le principe de Jordan
Le principe de Jordan vise à permettre aux enfants autochtones du Canada d’avoir du soutien en matière de santé, de services sociaux et d’éducation. Il a été nommé en mémoire de Jordan River Anderson, un jeune garçon de la Nation crie de Norway House, au Manitoba. Pris au milieu d’un conflit de compétences gouvernementales, cet enfant n’a pas reçu les soins dont il avait besoin, ce qui lui a coûté la vie.
Changer des vies
Inévitablement, les coups de pédale ont procuré une dose de confiance et de bonheur aux membres du groupe. «Au début, je les voyais comme dans un cocon, et à la fin comme des papillons. Ils étaient au départ très réservés et sont devenus beaucoup plus expressifs», a constaté Évelyne Papatie. Jorden Dumont, qui s’attendait à «juste bouger un peu pendant l’été», admet que le voyage à vélo a été introspectif. «C’était un peu comme une thérapie», souligne-t-il.
La contagion du bonheur à vélo s’est propagée parmi les adultes accompagnateurs. Marie-Hélène Papatie – mère d’Évelyne et tante de Jorden – a voulu prêcher par l’exemple. La cinquantenaire endeuillée par la mort de son fils Moko, qui s’est enlevé la vie en 2017, a énormément encouragé le groupe: «Il fallait que je pédale. Pour montrer aux jeunes qu’on peut se prendre en main.» Dans un avenir rapproché, elle espère que la passion du vélo gagnera des aînés de la communauté. Certains l’ont approchée pour éventuellement pédaler dans sa roue.
Le vélo pour prévenir le suicide
Pendant que les jeunes cyclistes de Kitcisakik pédalaient à travers le territoire algonquin, une jeune Inuite de 24 ans, Hannah Tooktoo, entreprenait elle aussi une expédition sur deux roues. Elle a traversé le Canada en huit semaines en vue de sensibiliser la population à la crise de suicides qui sévit au Nunavik. Elle a été désignée personnalité de l’année/ humanisme par La Presse.
«Dans la première moitié de l’année 2019, 19 personnes se sont donné la mort au Nunavik. Hannah Tooktoo connaissait 13 d’entre elles. De deuil en deuil, elle s’est dit qu’elle devait faire quelque chose», a-t-on pu lire dans le quotidien.