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Reportage

Sans les yeux

13-02-2024

© Jacques Sennéchael

Je dois rejoindre une poignée de cyclistes au centre Claude-Robillard, dans le nord de Montréal, pour une balade vers l’est de l’île. Ces cyclistes partagent avec moi un intérêt particulier : passionnés de vélo, ils et elles adorent rouler et explorer de nouveaux coins du Québec, parfois à l’occasion d’aventures de plusieurs jours. Rien ne les décourage, pas même les intempéries. L’unique différence entre eux et moi, au final, est plutôt simple : ces cyclistes sont aveugles. 

C’est une belle matinée du mois de septembre. L’air est bon, le soleil brille, et on commence à peine à distinguer une teinte de jaune dans les arbres. Le seul hic : je suis en retard à mon rendez-vous. J’ai en effet rendez-vous avec des membres et des bénévoles de l’Association des sports pour aveugles du Montréal métropolitain (ASAMM). Fondée il y a une quarantaine d’années, l’organisation rassemble des malvoyants et des voyants qui ont en commun leur amour pour l’activité physique. 

J’arrive enfin sur place, un peu essoufflée et très curieuse. Je suis chaleureusement accueillie par la présidente de l’association, Jocelyne Richard, qui m’offre un tour guidé du local de l’organisme. Dans une ancienne toilette du centre sportif convertie en entrepôt sont alignés plusieurs dizaines de tandems. « Nous avons récemment obtenu une subvention pour acheter des vélos de meilleure qualité, mais tout le monde préfère les vieux », lance-t-elle, à la fois amusée et découragée. Dans un coin, on trouve les outils utiles à l’entretien des montures. À l’évidence, ce n’est pas leur première sortie. 

L’amour du sport

L’ASAMM a été fondée par des férus de sport dont la pratique était limitée par leur déficience visuelle. Car même si les jambes ont envie de marcher en forêt, de faire du ski de fond ou de jouer au soccer, si la vision fait défaut, il est difficile de s’adonner à ces activités sans accompagnement. En 1983, les aveugles à Montréal n’avaient accès qu’à des activités de loisir et de socialisation – des services essentiels, mais qui ne permettaient pas de répondre à un besoin fondamental, celui de bouger. 

Dès la fondation de l’organisme, le cyclisme a fait partie de la liste des activités offertes. « Il est impossible de faire seul du vélo quand on est aveugle », m’explique Stéphanie Carrasco, bénévole à l’ASAMM. « Mais tout le monde n’a pas les moyens de se procurer un tandem. » Il est assurément dès lors plus aisé de demander à un ami de venir avec soi lors d’une sortie ou d’une course. « Grâce à l’association, nous avons accès à un réseau de bénévoles », note Frédéric Gauthier, membre depuis 2012. Heureusement, car si on fait du sport avec ses amis et que ces amis ne sont pas disponibles, on n’en fait pas. Quarante ans après les débuts de l’ASAMM, les sorties à vélo demeurent parmi les activités les plus populaires. 

© Jacques Sennéchael

 

En route ! 

Ma visite du local est finie, et le groupe est impatient de prendre la route. Marie Dilinger, une membre de l’association, nous promet une halte crème glacée – pourvu que nous nous mettions en branle. Nous sautons donc sur nos montures. C’est à cet instant que je découvre que lorsqu’on est malvoyant, le vélo est une activité qui nécessite beaucoup de paroles à prononcer. « C’est bon, tu peux monter sur le vélo. » « OK, on va démarrer avec le pied gauche. » « On tourne. » Règle numéro un : il faut communiquer. 

Le trajet du jour nous conduira vers l’est, en direction du parc-nature de la Pointe-aux-Prairies. En route, l’humeur est enjouée. Marie Dilinger me raconte l’histoire d’une excursion récente, qui a mené un groupe sur la piste du P’tit Train du Nord, dans les Laurentides. « Il bruinait, il pleuvait, se remémore-t-elle, tout sourire. Mais nous avons persévéré, et finalement le soleil est sorti. Nous avons eu tellement de plaisir ! »

Tout emportée que je suis par l’ambiance joyeuse, j’en oublie presque que je suis en compagnie de gens qui ont un handicap. En fait, l’expérience me fait constater que j’avais une idée préconçue du déroulement de la balade. N’étant pas entourée au quotidien de gens avec une déficience visuelle, je pensais que j’aurais affaire à des personnes démunies, incapables de se débrouiller sans l’aide d’une personne voyante. Mais il devient rapidement évident que la réalité est à l’opposé. Je suis plutôt en compagnie de passionnés de cyclisme qui ont simplement un quotidien différent du mien. 

© Jacques Sennéchael

Tests à l’aveugle

Le trajet s’effectue en un clin d’œil, et nous voilà à destination. Nous profitons d’une table de parc sous les arbres pour grignoter une collation et discuter un peu. C’est aussi le moment pour moi d’expérimenter le vélo à l’aveugle. 

On me déniche un foulard avec lequel on me bande les yeux, et Stéphanie Carrasco me guide vers la bicyclette. Habituée, elle me donne des instructions précises, et je parviens sans trop de difficulté à enfourcher la monture. « Un, deux, trois, on y va ! » Pour qui prend place à l’arrière, il est très important de bouger le moins possible – je m’efforce donc de ne pas gigoter. J’ai tout de même le cœur qui palpite et j’agrippe mon guidon bien plus fermement que nécessaire. 

Il est vrai que sans la vue, on devient davantage conscient des autres sensations. Je remarque le vent sur ma peau et le bruit des automobiles qui nous dépassent. Mais c’est par-dessus tout le fait de devoir faire entièrement confiance à une autre personne qui m’interpelle. Dans cet exercice de lâcher-prise, je suis reconnaissante à Stéphanie chaque fois qu’elle prend soin de me décrire ce qui se passe. Savoir à l’avance les manœuvres qu’elle prévoit accomplir me rassure énormément. 

Nous revenons vers la table à pique-nique, histoire de nous préparer pour la seconde expérience. Cette fois-ci, c’est à mon tour d’être la guide, et Frédéric Gauthier est le cobaye qui m’accompagnera. Nous nous élançons – moi, terrorisée à l’idée de mal maîtriser le vélo, lui tout à fait tranquille à l’arrière. En route, il me dit ce qu’il perçoit : « Ah ! nous venons d’être dépassés par quelqu’un ! » « Tiens, nous roulons sur de la gravelle. » Je tente de me souvenir de l’informer de toutes mes actions avant de les faire – particulièrement lors des arrêts, où il faut tout à la fois freiner et faire un décompte : « Trois, deux, un, on pose le pied. » La tâche est plus complexe qu’il n’y semble : je ne suis pas habituée à réfléchir au mouvement que je vais exécuter. Nous revenons à notre point de départ sans heurt. Fiou, tout s’est bien déroulé. 

© Jacques Sennéchael

Une fois l’expérience terminée, il est temps pour moi de me résoudre aux adieux. Le groupe retournera vers l’ouest, et moi, je pars en direction de chez moi. Je les quitte avec tristesse, me promettant de me joindre à nouveau à une sortie dès que possible. Surtout que je n’ai toujours pas mangé de crème glacée. 

« On nous dit souvent que nous voir pratiquer le vélo est inspirant », me mentionne Frédéric Gauthier quelques semaines plus tard lorsque nous nous reparlons au téléphone. « Je crois que c’est perçu comme un dépassement de soi. Mais pour nous, c’est juste faire du sport. » S’il y a une leçon à retenir de cette sortie, c’est peut-être celle-ci : la passion du vélo peut unir des gens de tous horizons, même aveugles. Pour aimer rouler, même pas besoin de voir la route. 

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