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Reportage

Délire narcoleptique

29-07-2013

Dans le tourbillon de ma vie de conjoint et de père de famille, les heures sont comptées, et je les gère du mieux que je peux. Côté travail, le plus souvent, j’ai tendance à «éteindre les feux» et négliger les mandats les moins urgents. La tombée de ce magazine est un bon exemple. Chaque fois, c’est pareil: je commence à écrire la veille du jour de tombée. Plusieurs jours plus tard, quand les courriels de mon patron se font trop insistants, je procède comme à l’école ou durant ma carrière en multimédia: je fais une charrette. Ce qui veut dire commencer maintenant et aller dormir… quand ce sera fini!

Incroyable comment un corps jeune et en santé peut tolérer ces nuits sans sommeil. Par contre, avec l’âge, ça devient plus difficile. Comme ce soir.

L’écran de ma montre Polar s’est éteint sur le coup de minuit, pour économiser ses piles. Je devrais l’imiter, mais je lutte pour rester productif. Il se produit alors un drôle de phénomène: on dirait que deux disques tournent simultanément dans mon cerveau et que ma conscience va de l’un à l’autre. Un moment, mon esprit est concentré sur ce texte, l’instant d’après, il s’aiguille sur un tout autre sujet. Ça dure une fraction de seconde, puis je reviens à la réalité. La fréquence de ces absences s’accentue jusqu’à ce que je cogne des clous en bonne et due forme. Quand je suis au volant, c’est le signal de me ranger pour une petite sieste. Au travail, je dois m’activer d’une façon ou d’une autre. D’habitude, je vais faire la vaisselle. Ce soir, je descends chercher un Perrier dans le frigo du garage, où Isabelle les cache.

Le garage. Zone sinistrée, dont «Faire le ménage» figure sur ma to-do list, mais loin derrière «Livrer textes Vélo Mag», «Laver vélos», «Farter skis» ou «Peinturer porte neuve pour remplacer celle de salle de lavage dans laquelle j’ai mis mon pied quand me suis choqué il y a trois ans». Ce garage, l’auto n’y a jamais mis les pneus, car il n’y a pas un pouce carré de libre. D’un côté, une rangée de manteaux, et plus bas des montagnes de bottes, d’espadrilles, de patins, de souliers de vélo. De l’autre, des armoires bien remplies sur les portes desquelles j’ai fixé de vieux guidons qui servent à accrocher sacs à dos et CamelBak. Au milieu de la pièce, un compresseur pour monter les pneus tubeless, un support pour faire de la mécanique, un rack à vélos qui déborde: des vélos de montagne, de route, de ville, d’enfants, d’adultes. Sur les murs, d’autres vélos sont appuyés. Parmi eux, quelques-uns dont je ne me sers pas souvent et que je néglige de mettre en vente. Pour ouvrir la porte du frigo, je dois écarter le filet de hockey où Léa exerce ses lancers, déplacer la future porte de la salle de lavage qui en est toujours à sa couche d’apprêt, puis bousculer un peu mon Kula Primo, un des plus âgés de la flotte.

— Excuse-moi, vieux, lui dis-je en le déplaçant.

— C’est correct, ça va me dégourdir les pneus, me répond-il du tac au tac.

Stupéfait, je lui demande depuis quand il parle.

— Je n’ai pas le choix, si je veux attirer ton attention! À quand remonte notre dernière sortie? À part une promenade à l’école ou au dépanneur, les seules fois où tu me bouges, c’est pour faire de la place à un de ces géants aux grandes roues que tu empruntes. Moi, je ramasse la poussière. Regarde mes pneus, ils sont usés, ils sont même démodés.

Je tente de me faire rassurant:

— Tu sais, dans le temps, tu étais la bête de course par excellence: 21 lb de scandium et de carbone! Tu grimpais comme pas un et tu étais tellement agile que ça ne me dérangeait pas de me faire cogner le dos dans les bosses. Mais l’âge m’a rendu douillet. Les freins à disque et la double suspension, on en devient dépendant, tu sais. Mais tu garderas toujours une place dans mon cœur.

— Je ne veux pas d’une place dans ton cœur, je veux une place sous tes fesses! Je veux vibrer avec toi en descente, t’amener au sommet des montagnes. Je veux sentir mes pneus ronronner sur l’asphalte. Je veux m’éclabousser dans la boue fraîche. Je veux déraper dans les virages, enjamber des troncs d’arbres, grimper des faces de singe. Je veux humer le parfum sucré des aiguilles de pin, je veux entendre les feuilles mortes crépiter sous mes crampons, je veux faire lever les perdrix et déguerpir les écureuils.

— T’as bien raison. Sois pas triste, je te promets de te sortir dès que… dès que j’aurai livré mon texte.

— Regarde-toi, tu fais pitié. T’es tout pâle, t’as besoin d’exercice. Laisse tout tomber et partons! Gonfle mes pneus, attrape un sac à dos, remplis-le de bouffe et d’eau. Rajoute une lampe frontale et des outils. Laisse ici le téléphone, le GPS, l’agenda, les listes, les responsabilités. Quittons cette vie. Prenons le premier sentier au coin de la rue, comme dans le temps. Il va nous mener au mont Irma-LeVasseur. De là, nous traverserons au parc de la Montagne-­des-Roches, puis nous suivrons la ligne d’Hydro jusqu’au mont Sainte-Anne. Nous filerons jusqu’à Baie-Saint-Paul! Rouler, manger, dormir. C’est ça, la vraie vie.

— Wô menute!

Une voix grave s’élève du fond du garage. C’est Time VXRS, mon vélo de route, qui s’interpose.

— Et moi? Tu me sors au mois de juin pour le Grand Défi Pierre Lavoie, mais ensuite tu m’oublies.
Un peu d’asphalte, ça te ferait du bien!

— Hei Hei, vous autres! Moi aussi je veux y aller! s’écrie à son tour mon vieux Kona Hei Hei, lui aussi un peu pas mal négligé.

Cerisette et Vanille Rapide, les tandems familiaux, ajoutent bientôt au brouhaha, arguant en chœur que c’est égoïste de partir seul, que la fuite est meilleure en famille.

Paniquant devant la rébellion, je cours vers la cuisine. En claquant la porte du garage, je m’éveille en sursaut, la tête sur mon clavier, un filet de bave coulant entre les touches. Je crois qu’il est temps d’aller faire dodo, le boss attendra bien mon texte une journée de plus.

[NDB: OK, mais t’as intérêt à être bon.]

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